L’ESPRIT AFRICAIN ENTRE PHILOSOPHIE ET TRANSCENDANCE
RESUME
L'Africain est un être profondément religieux, mais en même temps uni à la nature. Nous pensons qu'aujourd'hui en Afrique, la quête d'une philosophie de l'Esprit authentique peut lui permettre de s'assumer pleinement et de retrouver le sens qui est au cœur du monde, en son milieu. Il pourra compléter sa philosophie de la nature qui le situe en harmonie avec son environnement, par une autre dimension, la dimension métaphysique qui sera sa contribution essentielle à ce monde informatisé et technique. Mais l'Africain, n'a pas besoin de critiquer cette spiritualité par la philosophie pour mieux l'élever à la transcendance. Il la tire directement de la nature. L'Esprit africain nous apparaîtra alors comme l'expression comme-une de la spiritualité, de la mystique et de la philosophie de l'Esprit.
Dans une première partie, nous montrerons l'élan de la pensée africaine vers la theoria, c'est-à-dire la contemplation ou encore la recherche de la vérité de l'existence dans la Relation à l'Absolu. L'itinéraire de l'Inde et de Platon, de Plotin, de St Augustin, de Descartes et de Fichte est cette même montée vers la contemplation. Retrouvons-nous cela dans l'esprit africain?
L'esprit africain, dans une seconde partie veut se réaliser, c'est-à-dire s'exprimer dans le monde, pour s'accomplir lui-même et transformer ce monde. C'est la seconde dimension de l'esprit africain, la dimension de la décision. Nous pouvons l'ilustrer dans Platon (République, Lois) mais aussi dans l'Ethique à Nicomaque d'Aristote où la sphère de la nature et du corps est moralisée. Finalement on retrouve cet esprit de décision aussi dans la philosophie occidentale moderne.
Dans une troisième partie, l'esprit africain se laisse régir par l'Esprit absolu, le Logos Universel, Norme Régulatrice ultime, l'UN. Cette troisième dimension de l'esprit africain se retrouve dans l'apatheia stoïcienne, l'apatheia du Zen, de l'Inde, chez les pères de l'Eglise, la Mystique Allemande, l'Indifférence d'Ignace et l'Amour pur de Fénelon.
SUMMARY
The African is a very religious person, but, he's a nature lover at the same time. In Africa, according to me, the thought of spirit, can allow him to come to terms with himself and he may discover the concept of Mind as the original cause of the world-process. The mixture of practical scientist and theologian will be seen very clearly in his case. But he has to criticize his spiritual doctrine, avoid simpliste solutions. To my mind, the African is filled with the naïveté of wonder and the joy of discovery. Now he must work enough to realize the ultimate synthesis of his philosophy; his spirituality and his mystique.
In this first part, I'll try to explain how African mind (spirit) is knowledge (meditation). African people think that the whole nature is full of God. So the African haven't the same reaction like Europeans in front of Nature. African respects the laws of Nature. They transform Nature but not until its impoverishment. God supplies everybody's needs so they have no anguish, no distress. Someone speaks about the African's living in a carefree life. The main reason is that they are always in communion with God. Different philosophers call this moment of life meditation, theory or knowledge.
In the second part, I'll try to explain the African spirit in action. The spirit comes into an action especially in the family. Africans are always in relation (family, age groups...) Prosperity is in God, so Africans share all things they possess. They aren't selfish persons.
In this third part, the African Spirit is lead to the Universal Reason or Absolute Spirit. This Spirit is principle of cohesion and this hold good also for plants - which have no soul - though in them the "hexis" has power of movement and has risen to the rank of "physis". The soul of African is therefore the noblest of souls: it is the part of the divine Fire which descended into men at their creation and is then passed on at generation, for like all else, it is material.
INTRODUCTION
En ce début du XIXe siècle, le monde se sent brusquement pris d'un malaise. La croissance qui était le leitmotiv de notre époque, n'est plus l'unique modèle. L'humanité découvre subitement que l'homme ne peut se résumer qu'à une vie biologique ou à sa production économique. Il a besoin d'une intériorité spirituelle pour faire face à toute cette vacuité que représentent les choses matérielles. Nous découvrons ainsi l'importance de l'esprit qui devient le refuge sûr de l'homme qui est écrasé par le poids de la science et de la technique. L’esprit qui était devenu était devenu la chose résiduelle ou dérisoire, ce qui n'était rien de réel et d'objectif, devient aujourd'hui la chose essentielle, qu'il nous faut à présent définir.
Pour Claude Bruaire, "l'esprit est d'abord symbolisé par le rythme de la respiration de la vie, le pneuma qui dit l'équilibre du contre courant de l'inspiration et de l'expiration."(1). En clair, l'esprit est la vie, "recueillant l'unité rythmée d'un double mouvement inverse de lui-même et de son énergie."(2). L'esprit est aussi de l'ordre de l'intelligence, "adhérant à l'intelligible dans l'immobile vision ou contemplation."(3). Notre auteur pense, en outre, que pour mieux cerner le rapport de l'esprit à la personne humaine, il faut postuler l'esprit comme un don. L’esprit, en ce sens, ne nous appartient pas en propre; nous pensons qu'il nous est donné. Ce que notre auteur traduit en ses propres termes quand il écrit: "Le propre de l'esprit humain est, adéquatement d'être donné à lui-même."(4) Ou encore, parlant de l'esprit infini, il affirme que ce dernier "est seul adéquat à l'esprit, à l'esprit qui n'est qu'esprit, à l'absolu de l'esprit."(5) Il y a donc un décalage irréductible entre l'Esprit fini et l'absolu de l'Esprit. Claude Bruaire rejoint, finalement la théologie catholique qui affirme, dans sa foi, que l'Esprit-saint est un don d'amour du Père et du Fils qui se donnent l'un à l'autre. En clair, pour Bruaire, l'Esprit "troisième personne, régénatrice de la génération, ruse d'amour du Père et dont l'invincible puissance se couple de l'abnégation silencieuse"(6) Ainsi, l'Esprit qui n'est qu'esprit, fait être ce qui est et qui s'avère Don se donnant sans retour."(7). Qu'en est-il alors de l'esprit africain?
L'esprit africain nous transporte dans le climat où "c'est plutôt le cosmos qui est rapporté à l'homme"(8). Il est plutôt une praxis plutôt qu'une théorie, car "une communion se vit, se développe, se défend, se diversifie plutôt qu'elle ne se contemple de l'extérieur"(9). Cet esprit se comprend "dans le mouvement des générations qui se succèdent et doivent renouveler les pactes d'alliances, les relations communautaires"(10). Ici, "tout phénomène peut devenir signe pour l'homme et l'invite à renforcer la communion". (11)
L'esprit africain est une vie en communion. C'est le problème de la vie à vivre qui est primordial en Afrique. Cet esprit "s'édifie par et dans les relations aux autres."(12) Il s'agit d'une forme de pensée fortement relationnelle. La coprésence est affaire de vie car elle mobilise toutes les ressources personnelles. La rencontre personnelle est le pain quotidien de l'esprit africain, car la personne consent. La nature, la société est son humus.
Dans le climat de l'esprit africain, "tout ce qui arrive peut être un signe que quelqu'un fait à quelqu'un."(13). Pour un esprit africain qui s'interroge sur l'explication microbienne du paludisme, par exemple, la question principale est la suivante: "Mais pourquoi ce moustique m'a piqué?" Ce qui intéresse beaucoup l'Africain, c'est qui manipule les objets, qui a envoyé ce serpent qui m'a mordu? Si l'esprit africain procède aussi à des réductions comme l'européen, celles qui sont importantes pour lui sont celles qui intéressent son relationnisme. Dans celles-ci, il privilégie le symbolisme et le rite et il donne le pas au concret et au vécu. Il veut respecter la diversité et la particularité des sujets lesquels restent les maîtres de la relation.
L'esprit africain, finalement dans le domaine religieux et mystique, est plus épris de communion que de contemplation. Le dieu se manifeste dans le sujet qu'il a élu et qui entre en transes sous sa motion, et par là il délivre un message aux spectateurs. Dans cet esprit, le mystique vit dans la communion spirituelle.
Poser le problème de l'esprit africain entre philosophie et transcendance, c'est faire découvrir les trois dimensions de cet esprit(14). Dans une première partie, nous montrerons que par opposition au monde matériel et à l'animal, l'homme africain se définit par l'esprit, en ce sens qu'il ramène à sa nature d'esprit, comme principe unificateur et dominant, tout ce qui est par ailleurs. En effet, l'esprit africain est ce dynamisme qui va du dispersé à l'unifié, du déchu au redressé, de ce qui est aliéné de soi à ce qui est en lui natif et originel. D'où l'élan de la pensée vers la theoria ou la recherche de la vérité de l'existence dans la relation à l'Absolu.
Puis dans une seconde partie, l'esprit africain veut se réaliser, c'est-à-dire s'exprimer dans le monde, pour accomplir lui-même et transformer ce monde: c'est la dimension de la décision. Enfin, dans la dernière partie, le sujet humain ne peut se prendre comme norme définitive, car par lui-même, il ne peut s'accomplir lui-même qu'au relatif, à l'imparfait. Il faut donc que l'esprit humain africain se laisse régir par l'Esprit Absolu, le Logos universel, Norme Ultime, l'Un.
Cette triple dimension appelle les remarques suivantes: comme nous le voyons, la transcendance ici, part des choses, ce que nous appelons transcendance des choses. Elle aboutit finalement à la transcendance de l'Un. Cette transcendance qui est se recueillir, se convertir à soi, ce aspirer au plus haut que soi, c'est la philosophie. En ce sens, la philosophie est la transcendance même. Mais cette transcendance de l'Un est inatteignable. La philosophie alors qui pense la transcendance, "ne signifie-t-elle pas besoin, manque et nostalgie ou satisfaction, accomplissement ou jouissance?"(15) Ne peut-elle pas penser la transcendance autrement que par le connaître et "dès lors exceller de par cette approche, meilleure que le retour à l'Un et la coïncidence avec l'Unité". (16) Cette philosophie qui est aussi assignation à responsabilité(17) n'appelle-t-elle pas aussi à une transcendance éthique?
1. L’ESPRIT AFRICAIN COMME ELAN DE LA PENSEE VERS LA THEORIA
L'IDEE DE CONTEMPLATION DE LA NATURE
L'esprit est une réalité complexe, du point de vue ontologique. Si nous nous situons, du point de vue africain, une certaine continuité de la nature spirituelle unit l'âme humaine à Dieu. Car l'âme humaine préexiste en Dieu de toute éternité par son idée dans la pensée divine; cette Idée ou Image divine, d'après laquelle elle existe réellement, est déposée en son centre ou sommet. Pour trouver Dieu, il faut donc que l'âme rentre en elle-même par un mouvement d'introversion, de manière à rejoindre l'Image divine présente au plus profond d'elle-même. L'esprit est ainsi envisagé par l'Africain en relation avec son être idéal. En clair, l'esprit, en Afrique est la réalité la plus intime de l'âme. Pour parvenir à l'âme, le dedans de l'esprit est le chemin le plus court. L'esprit, disent les sages africains, est l'âme de votre âme.
Avant d'aller plus loin dans notre propos, le terme contemplation me paraît important à définir. Dérivé de théoros, le terme désigne l'envoi d'ambassadeurs à une fête religieuse. Chez Démocrite, le terme désigne la vision d'un objet physique, par exemple les images. C'est avec Platon que theoria signifie la contemplation des idées(18), celle de l'être et du monde intelligible(19), ou encore celle du Beau(20). La contemplation est considérée par Platon comme l'activité propre du philosophe(21). Aristote considère la contemplation comme étant l'activité la plus noble de l'homme parce que divine(22). En effet, la theoria est l'activité fondamentale du premier moteur(23). Plotin a considérablement élargi le sens du terme. Pour lui, toutes les réalités vraies viennent de la contemplation(24) et c'est par celle-ci que se réalise l'unité de l'intelligence et de l'intelligible. (25)
L'Africain est quelqu'un qui est très observateur, d'abord de la vie courante. Il s'immerge dans son milieu, pratique les coutumes religieuses et morales, aux travaux champêtres et aux divertissements. Il est quelqu'un qui est très concret dans sa pensée. Si l'homme africain est composé d'une substance tangible et visible, le corps matériel, et d'un élément invisible, substance éthérée, forme adéquate du corps auquel il est uni et qu'il anime pendant la vie, et dont il se détache à la mort pour continuer dans l'au-delà, la notion d'esprit est très important pour lui. Il est spiritualiste. (Je préfère ce mot à animiste) car il reconnaît dans l'homme, un esprit distinct de la matière, un principe suprasensible, libre, responsable, et immortel. Ainsi, l'homme est au centre de la pensée de l'homme. il est au centre de la vision et de l'expérience. Mais cet homme-là n'est pas isolé et isolable de la nature. Pourquoi? Parce qu'il contemple la nature.
D'abord, en Afrique, la fin dernière de l'homme c'est Dieu. Les biens essentiels de l’homme (la nourriture, la femme, la vie) viennent de Dieu et retournent à Dieu. C'est pour cela que l'Africain ne semble pas du tout pressé. Une boutade d'un européen dit ceci: "En Afrique, quand le Bon Dieu fit le temps, il en fit beaucoup." Là où il y a la nourriture, la fécondité, et la longévité, Dieu est présent. C'est pour cela que le négro-africain a un sens très profond de la vie communautaire: rien ne s'arrête à sa personne. Dans ce cas, ce n'est pas l'homme qui est l'Absolu, c'est l'Un ou Dieu lui-même, même si l'homme apparaît comme la valeur fondamentale, la valeur première, celle autour de laquelle gravitent tous les problèmes. Nous retrouvons d'une part, un sentiment d'alliance de l'homme avec la terre, une sorte de communion avec la nature et un sentiment d'équilibre et d'harmonie, maintenu avec vigilance grâce à un ensemble de techniques et de rites compensateurs. L'homme africain est donc en accord avec l'ordre universel et l'ordre social.
Quand, d'autre part, nous parlons de nature, nous devons plutôt dire nature-esprit, chez l'Africain. La nature, en tant qu'organique ou vivante en général, est déjà un sujet, c'est-à-dire un individu, un être indivis, identique à soi, qui a en lui-même une différence que, "devant nécessairement poser - elle est en lui donc le définit -, il doit pour autant nier, puisqu'elle est lui-même comme négatif de son identité fondamental."(26)
On a souvent reproché à l'Afrique de ne pas transformer cette nature. C’est tout simplement parce que l'Africain est un contemplateur. Dans sa conception, la nature est sacrée. Elle le ramène à Dieu et rien ne peut être entrepris sans sa bénédiction. Dans la nature, il voit le Divin, il le contemple. Et Dieu lui permet de se comprendre et de le comprendre. L'esprit africain est donc éminemment en relation avec la nature. Quand la nature est souillée, l'homme est souillé. Il est un être-avec-la nature.
L'esprit est comme de l'eau, me répète le sage Memel Harris Fôté. L'eau est la force qui unit tout. Elle engendre plantes et animaux. Elle devient verte dans le palmier, blanche dans le cocotier; elle s'adapte à la nature de ceux qui la reçoivent. En ce sens, com-prendre, c'est la même chose que l'esprit. L'esprit et communion, communion entre nous. Il est surtout jouissance, principe d'harmonie et de bien-être.
Dans l'esprit africain, la nature est rapportée à Dieu. C'est la communion, la relation entre les hommes qui compte. La personne humaine est un-être-avec-les-autres. Comme le sait un proverbe adioukrou: "Ce qui fait la force du crocodile, c'est l'eau qui le porte". L'homme adioukrou qui a réussi socialement doit faire le rite de l'Agbandji, c'est-à-dire offrir un repas rituel à tout le village, en un mot partager ses richesses, sinon il n'est pas considéré comme un noble au vrai sens du mot. L'individu n'est plus enfermé sur lui-même, il est coprésence, essentiellement ouvert à autrui et au monde: les êtres africains, dans leur singularité sont liés par de mystérieux rapports. Ce sont ces rapports que nous expliciterons dans notre seconde partie.
2. L'ESPRIT AFRICAIN VEUT SE REALISER, C'EST-A-DIRE S'EXPRIMER DANS LE MONDE, POUR S'ACCOMPLIR LUI-MEME ET TRANSFORMER CE MONDE
LE SENS VITAL DE L'ESPRIT AFRICAIN
Du point de vue vital, l'esprit africain est principe d'action, source fondamentale de l'activité humaine, et par conséquent, il lui donne une orientation générale, sa couleur d'ensemble. Ici l'esprit africain s'oppose à la chair, considérée elle-même comme un principe mauvais d'action, mais aussi s'oppose à un monde de rapports sociaux injustes. L'esprit africain d'aujourd'hui ce sont tous ces jeunes privés d'avenir dans leur pays et qui se tournent vers l'Europe au risque de leurs vies et que l'on repêche chaque jour, transis de froid aux abords des côtes de la Méditerranée, décimés par le froid et la maladie. Ce sont les ouvriers d'usine, qui, pour avoir revendiqué des salaires plus justes, ont été renvoyés, persécutés, portés disparus. L'esprit africain ce sont tous ces enfants qui mangent des aliments avariés provenant des ordures, des familles qui dorment sous des baraques de bois et de cartons et de boîtes de conserve. Il s'oppose donc à tous ces forces de morts, tous ces marginaux de nos villes et de nos campagnes. L'esprit africain s'oppose à toutes les institutions qui oppriment les humbles, il décrit tous les systèmes économiques et idéologiques qui engendrent le mal, parce que ce sont des structures d'exploitation. Ainsi l'Africain distingue entre bon esprit et mauvais esprit.
Pour lui, vivre en esprit et selon la volonté de Dieu c'est la même chose. L'esprit est essentiellement principe de vie. Il y a chez l'Africain deux principes d'action: l'une est néfaste, le mauvais esprit; l'autre est le bon esprit. L'esprit est la main de Dieu, le lieu où l'instrument de l'action. Il est en outre le centre de gravité de l'homme et se trouve en dehors de lui. Mais quels sont les principes qui régissent son action?
L'esprit africain a surtout le principe de communion dans lequel il se réalise véritablement. Les lieux de réalisations sont la famille, les relations humaines. Une personne en Afrique se trouve réellement vivante et épanouie que dans la relation; sans la relation, la personne tend vers l'anéantissement. Ainsi l'homme sans parents est la proie des vautours et l'isolement tue la personne. C'est, croyons-nous l'intuition fondamentale sur laquelle est basé l'esprit africain. Seuls, les êtres humains sont risqués, peu solides; ensemble, par échange, en relation, ils se fortifient les uns les autres. Partout en Afrique, on sait filer, tisser, tresser, faire la vannerie; un seul doigt ne peut attraper le pou, nous disent les sages adioukrous. Ou encore, la main droite lave la main gauche et la main gauche lave la main droite. En outre, le fait d'être maudit par sa famille équivaut à une condamnation à mort. A la mort physique d'abord, car l'individu isolé peut difficilement survivre; en tous cas psychiquement, il est étrangement diminué (toute personne de la communication pour être, et pas de n'importe quelle communication; et à la mort métaphysique, au néant, car il n'aura personne pour s'occuper de lui et maintenir la communion.
L'esprit africain est fait de relations entre les générations qui se succèdent et entre alliés, la fraternité de sang, la relation de paternité-filiation, la relation aîné-cadet, sont universellement respectées et fournissent des points de référence, à de nombreuses autres relations non familiales. Il y a aussi les alliances par l'échange de sang; les relations de classes d'âge, des personnes ayant participé à la même société sécrète; relations très importantes à telle enseigne, que chez les Africains, un individu chassé de sa classe d'âge est aussi chassé de sa famille.
L'esprit africain est un esprit de solidarité. La vie économique est faite de solidarité. L'individu doit partager, même s'il est nanti, histoire de dire que la richesse est Dieu. L'esprit africain se réalise aussi dans la vie politique qui est faite de relations. Relations de mariage (donation et réception d'épouses), relations de parenté, relations de clientèle, relations de castes, relations de sociétés diverses.
L'esprit africain est "ôdem kru" c'est-à-dire qu'il n'accepte pas l'injustice; il a la passion de la justice et ne se laisse pas plier facilement. L'Africain est l'"adjêm-kru" ou mieux" l'"adem-êgŋ-kru" est celui qui ne se plaint pas, qui ne cherche pas des faveurs ou qui ne flatte pas les autres dans un but intéressé, qui croit se suffire. Cela expliquerait pourquoi le plus malheureux africain, maladif, aveugle, pauvre, hait la mendicité et se contente du ravitaillement de ses proches parents.
Qui mieux que personne ne veut vivre dans la maladie, la souffre et la mort. C'est pour cela que l'esprit africain est libération de tous ces maux. L'injustice, la guerre, tous les fléaux de la nature ne sont pas accueillis comme des fatalités. Avant de réagir l'Africain veut comprendre le lien de ces actions avec Dieu. C'est dire que l'esprit africain se laisse régir en tout par l'esprit absolu, le logos universel, la norme régulatrice ultime, ou l'un; c'est l'objet de la troisième partie.
3. L'ESPRIT AFRICAIN SE LAISSE REGIR PAR L'ESPRIT ABSOLU, LE LOGOS UNIVERSEL, NORME REGULATRICE ULTIME, L'UN
LA FONTE DE L'ESPRIT AFRICAIN DANS L'ESPRIT ABSOLU
La fonte de l'esprit africain dans l'esprit absolu se comprend d'une part dans l'apatheia stoïcienne et de l'autre dans le nirvana bouddhiste.
L'apatheia stoïcienne signifie le fait d'être intact, indemne, immunisé, exempt ou non susceptible de passivité. L'apatheia d'un vivant est son insensibilité au sens biologique. Il s'agit d'un désir contradictoire de vivre "anesthésié", dépourvu de sensations. Elle est la fin de leur ascèse philosophique. L'apatheia stoïcienne est un refus de se laisser entraîner par les passions (chagrin, désir, peur, plaisir). Nous citons ce beau texte de Porphyre pour illustrer notre propos: «Le divin est présent partout et à tous. L'âme lui est consacrée comme un temple: le Dieu n'a pas d'autre temple...Que le temple de Dieu te soit l'esprit qui est en toi. Il faut l'orner pour qu'il digne de l'hôte divin."(27)
Quant au nirvana (extinction), il est la disparition totale et définitive, par analogie avec celle d'une flamme que l'on a soufflée. C'est le résultat de l'épuisement complet des écoulements impurs, c'est-à-dire des passions, c'est ce qui est acquis par la rupture de tous les liens qui retenaient l'être dans le monde des transmigrations, c'est la délivrance de la Douleur. Elle survint lors de la dernière vie de l'arhant, qui goûtera désormais, pendant un temps plus ou moins long, jusqu'à la fin de cette existence, une sérénité imperturbable. Sa mort sera l'extinction complète, après laquelle il ne renaîtra plus jamais nulle part, et, d'après les textes canoniques, on ne pourra plus dire, alors de lui, qu'il existe encore et n'existe plus, ni non plus et n'existe plus, ni affirmer à la fois qu'il existe et n'existe plus, si non plus nier ensemble ces deux propositions contraires. Ce nirvana, au- delà de la mort dernière est inconcevable pour les hommes de ce monde, et donc ineffable. En bonne logique, pour les hommes, puisque le bouddhisme nie l'existence d'un principe personnel éternel et immuable comme le Soi brahmanique, et que la mort de l'arhant coïncide avec la cessation totale et définitive de tout ce qui constituait son individu, corporellement et psychiquement, ce devait être le néant pur et simple, mais les docteurs bouddhistes ont toujours nié résolument qu'il en fût ainsi. Pour eux, le nirvana est un incomposé, c'est-à-dire un absolu, échappant à la loi de l'impermanence comme celles qui régissent le monde des transmigrations où vivent les êtres ordinaires. On ne peut donc rien affirmer de lui mais seulement en parler en termes négatifs: incréé, il n'a ni cause, ni effet; il est immatériel mais il n'a pas pour autant une nature mentale; il n'appartient ni au temps, ni à l'espace. Pour exprimer sa nature bienfaisante, on l'appelle par métaphore l'île, le refuge, le calme, l'immortel.
Quand l'homme africain est investi par l'esprit, que devient-il? Que se passe-t-il? Dans le phénomène de transes, celui qui est dans l'état de la vision, entre dans une zone réservée et privilégiée de la vie de l'esprit, où plus rien ne subsiste à l'initiative humaine. Il n'y a pas de méthode directe, ni indirecte pour entrer en transes, tout se passe dans l'espace d'un éclair. Alors l'Africain atteint le sommet de la contemplation infuse et le couronnement de la vie mystique. Il intuitionne donc l'essence divine. Cette intuition de Dieu se place au sommet de la vie contemplative terrestre. Elle est soumise aux phénomènes des transes, ne s'effectue que dans une sorte d'arrachement, un état de ravissement dans l'extase. C'est un acte béatifiant: rien de plus. L'esprit africain qui s'unit à Dieu est élevé transitoirement par une opération miraculeuse et comme extrinsèque, grâce à laquelle il participe à l'acte. L'homme africain en transes, est dans l'extase, il est jeté hors de lui. Il n'y a en lui suspension, totale ou partielle, du jeu des facultés sensibles et du jeu des facultés intellectuelles. Il est exalté au dessus de ses valeurs propres. Cette expérience extatique offre aussi d'autres caractéristiques. Il y a l'Esprit absolu qui tend à faire sortir l'esprit africain de son enveloppe charnelle, devenue inerte, pour l'unir, voire l'identifier, à Lui. C'est ce que nous avons appelé fonte de l'esprit africain dans l'Esprit Absolu: c'est une extase objective.
CONCLUSION
Dans la perspective africaine(28), plus unitaire que dualiste, est spirituel tout homme ouvert au mystère de la vie et vivant selon les trois dimensions que nous venons de développer. En effet, à partir de cette analyse, nous distinguons dans la spiritualité africaine trois composantes : l’esprit africain est transcendance ou mouvement vers l’Absolu ; il vise un service désintéressé ; il est passivité, en ce sens qu’il laisse advenir en soi l’Esprit absolu. Notons que cette passivité est en réalité une activité supérieure, où l’esprit humain atteint sa pleine liberté. La théologie africaine souligne fortement le fait que la vie humaine est fondamentalement unité. Il n’y a pas de séparation entre les catégories de profane et de sacré, de temporel et de spirituelle.
Ensuite ces trois composantes de la spiritualité africaine (qui peuvent être séparées mais devraient rester complémentaires) se trouvent annoncées dans la Bible et pleinement accomplies dans la Personne et l’enseignement du Christ. Elles se réalisent ensuite dans l’Eglise, dont la Vierge Marie est le prototype. La spiritualité africaine qui apparait dans l’histoire ecclésiale n’est qu’une application particulière de la spiritualité de l’Evangile. L’Africain et le groupe de spiritualité, qui l’instaurent, privilégient sans doute un aspect de la spiritualité évangélique dont ils font le centre dynamique de la vie concrète, mais en fait, ce centre privilégié – si la spiritualité est authentique – n’est qu’un point de référence à partir duquel la totalité de l’Evangile est vécue. Les charismes sont divers, mais leur diversité même est ordonnée à l’unité du Corps ecclésial, ce qui, pour nous, est une autre forme de l’analogie de la foi.
Finalement, la critique normative de l’Evangile à l’égard de la spiritualité africaine – et a fortiori ecclésiale – ne se fait pas du dehors mais du dedans. La relation de toutes choses à l’Idée divine (dans la contemplation), l’objectivation de l’homme instinctif et subjectif par la connaissance et l’engagement (dans la réalisation de l’esprit dans le monde), l’abandon à l’emprise du Logos absolu malgré les résistances de la raison finie (dans la fonte de l’esprit africain dans l’Esprit Absolu) s’intériorisent dans l’attitude aimante de jésus envers son Père dans l’Esprit Saint. Ainsi le service anonyme du monde chez l’homme africain moderne, s’il est chrétien, a besoin seulement de s’approfondir, en entrant dans le désintéressement suprême de jésus, serviteur de Dieu et de l’homme, pour parvenir avec lui à la liberté suprême.
Père AKE Patrice Jean
Vice-président de l’UCAO-UUA
Pake.uua@ucao-cerao.org
NOTES DE FIN
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1. BRUAIRE(Claude).- "L'être de l'esprit" dans Encyclopédie Philosophique Universelle I. L'Univers philosophique. (Paris, PUF, 1989), p. 35
2. BRUAIRE(Claude).- "L'être de l'esprit" dans Encyclopédie Philosophique Universelle I. L'Univers philosophique. (Paris, PUF, 1989), p. 35
3. BRUAIRE(Claude).- "L'être de l'esprit" dans Encyclopédie Philosophique Universelle I. L'Univers philosophique. (Paris, PUF, 1989), p. 35
4. BRUAIRE(Claude).- "L'être de l'esprit" dans Encyclopédie Philosophique Universelle I. L'Univers philosophique. (Paris, PUF, 1989), p. 37.
5. BRUAIRE(Claude).- "L'être de l'esprit" dans Encyclopédie Philosophique Universelle I. L'Univers philosophique. (Paris, PUF, 1989), p. 37
6. BRUAIRE(Claude).- "L'être de l'esprit" dans Encyclopédie Philosophique Universelle I. L'Univers philosophique. (Paris, PUF, 1989), p. 38
7. BRUAIRE(Claude).- "L'être de l'esprit" dans Encyclopédie Philosophique Universelle I. L'Univers philosophique. (Paris, PUF, 1989), p. 38
8. MAURIER(Henri).- Philosophie de l'Afrique noire (Bonn, Anthropos-Institut 1976), p. 39
9. MAURIER(Henri).- Philosophie de l'Afrique noire (Bonn, Anthropos-Institut 1976), p. 39
10. MAURIER(Henri).- Philosophie de l'Afrique noire (Bonn, Anthropos-Institut 1976), p. 39
11. MAURIER(Henri).- Philosophie de l'Afrique noire (Bonn, Anthropos-Institut 1976), p. 40
12. MAURIER(Henri).- Philosophie de l'Afrique noire (Bonn, Anthropos-Institut 1976), p. 41
13. MAURIER(Henri).- Philosophie de l'Afrique noire (Bonn, Anthropos-Institut 1976), p. 44
14. BALTHASAR(Hans Urs Von).- "Spiritualité" dans Dictionnaire de Spiritualité, Ascétique et Mystique, Tome XIV, (Paris, Beauchesne 1990), p. 1151
15. LEVINAS(Emmanuel).- "Philosophie et Transcendance" dans Encyclopédie Philosophique Universelle I. L'Univers philosophique. (Paris, PUF, 1989), p. 41
16. LEVINAS(Emmanuel).- "Philosophie et Transcendance" dans Encyclopédie Philosophique Universelle I. L'Univers philosophique. (Paris, PUF, 1989), p. 41
17. LEVINAS(Emmanuel).- "Philosophie et Transcendance" dans Encyclopédie Philosophique Universelle I. L'Univers philosophique. (Paris, PUF, 1989), p. 43
18. Phèdre 65 e 2
19. République VI 511 c 6
20. Banquet 211 d 2-3
21. Théétète 173 c - 176 a
22. Ethique à Nicomaque X, 7-9
23. Métaphysique Λ 7, 1072 b 13 - 30
24. Ennéades III, 7, 1-3
25. Ennéades III, 7-8
26. BOURGEOIS(Bernard).- Hegel. Les Actes de l'Esprit. (Paris, Vrin 2001), p. 15
27. Dictionnaire de Spiritualité, Vol IV, (Paris, Beauchesne, 1961), p. 2066
28. MVENG(Engelbert)(Sous la dir.).- Spiritualité et libération en Afrique (Paris, l’Harmattan 1987), p. 56
BIBLIOGRAPHIE
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· MAURIER (Henri).- Philosophie de l'Afrique noire (Bonn, Anthropos-Institut 1976)
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· MVENG(Engelbert)(Sous la dir.).- Spiritualité et libération en Afrique (Paris, l’Harmattan 1987)
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· PLATON.- Œuvres Complètes, Tome IV, 3è partie, Phèdre(Paris, Belles Lettres 1947)
· PLATON.- Œuvres Complètes Tome VI, République (Paris, Belles Lettres, 1970)
· PLATON.- Œuvres Complètes,Tome IV, 2è partie Banquet (Paris, Belles Lettres 1958)
· PLATON.- Œuvres Complètes, Tome VIII, 2è partie Théétète (Paris, Belles Lettres 1955)
· PLOTIN.- Ennéades (Paris, Cerf, 1998)
· INSTITUT DE SPIRITUALITE AFRICAINE.- Revue de spiritualité africaine, première année, (Kinshasa, 1995)
· INSTITUT DE SPIRITUALITE AFRICAINE.- Revue de spiritualité africaine, deuxième année, (Kinshasa, 1996)
jeudi 11 septembre 2008
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