GENEALOGIE NIETZSCHEENNE DU CHRIST ET DES CHRETIENS1
Par Dr AKE Patrice Jean, Maître-assistant à l’UFR-SHS de l’Université de Cocody, pakejean@yahoo.fr
INTRODUCTION(Suite)
Un chapitre de ce travail reviendra sur la présentation complète de la méthode généalogique. Toutes les citations du texte biblique se feront à partir de la traduction œcuménique de la bible. Pour l’heure, intéressons-nous à l’objet de notre recherche, « le Christ et les chrétiens ». Notre problématique voudrait tenir dans la contraction suivante : « Jésus-Christ n’est pas venu abolir le mythe, mais l’accomplir. On ne doit pas commencer par nier l’existence du mythe dans l’Evangile, écrit Eboussi Boulaga[1]. » Le mythe, poursuit ce philosophe et théologien africain, est au-delà de l’alternative de la bonne et de la mauvaise foi, de la vérité ou de l’erreur, de la véracité ou du mensonge[2]. C’est de ce point de vue que nous avons voulu relire le Christ et les chrétiens selon Nietzsche, c’est-à-dire, expliciter et fonder une critique et une reprise nietzschéenne de cette approche.
A la suite d’Eboussi Boulaga[3], nous remarquons que l’Evangile commence par la généalogie, une méthode chère à Nietzsche. Jésus-Christ n’est pas l’individu seul. Il se caractérise par le lien qui l’unit à d’autres hommes, par la solidarité avec les membres de la même tribu ou du même lignage. L’histoire est une succession de générations. Chacun hérite des promesses et des bénédictions accordées aux ancêtres, de même que des grâces et des fautes de la précédente. En s’insérant dans cette continuité, l’homme se découvre comme tâche. Il se reçoit, mais il doit aussi transmettre, il est à la fois terme et commencement : les fils deviennent père à leur tour. Et Eboussi Boulaga d’ajouter, « la personne est parfaitement elle-même quand elle est présence de ce qui n’est plus et de ce qui n’est pas encore, quand elle accomplit et annonce tout ensemble[4]. » Elle se réalise conformément aux figures anciennes, mieux elle les actualise, les renouvelle, fait-il remarquer. Puisque faire la généalogie de Jésus, c’est utiliser la méthode de Nietzsche pour connaître ce personnage unique, nous en venons à la première partie de ce texte : le Christ vu par Nietzsche.
1. LE CHRIST VU PAR NIETZSCHE
Nous utiliserons notre auteur dans ses œuvres complètes en 2 volumes, parus aux éditions Robert Laffont dans la collection Bouquin pour toutes nos citations. Dans un passage d’un ouvrage de David F. Strauss intitulé Der alte und deu neue Glaube que Nietzsche reprend, le Jésus-Christ est vu comme un vieux anachorète et un saint d’autrefois. Selon Nietzsche, citant Strauss, « Jésus devrait être présenté comme un exalté qui, de nos jours, échapperait difficilement à l’asile, et l’anecdote de la résurrection du Christ mériterait d’être qualifiée de « christianisme historique[5]. » Nietzsche laisse passer pour une fois cette estocade, pour s’en prendre à son auteur lui-même. Il stigmatise sa lâcheté naturelle, son philistinisme et son agressivité : il conclut en le traitant de généalogiste du singe. Quittons l’insulte pour l’argument.
Le Christ est cité pour la seconde fois par Nietzsche dans Humain trop Humain I. Il est question ici de sa mort et de sa passion et de ceux que cette situation plonge dans la mélancolie et dans la tristesse. Ces hypocondres chrétiens, comme Nietzsche les appelle, sont des malades, parce qu’il s’agit de personnes seules, en proie à l’émotion religieuse[6].
Lorsqu’il s’en prend au génie et à l’idéal de l’Etat, Nietzsche loue le Christ comme celui qui a « le cœur le plus ardent[7] ». Mais Nietzsche déconstruit aussitôt cette figure car Jésus-Christ lui apparaît comme celui qui « encouragea l’abêtissement des hommes, se mit du côté des pauvres d’esprit et freina la production de la grande intelligence[8]. » Contre figure du Christ, Nietzsche propose la figure du « sage parfait[9]. »
A propos de la question du jugement, Nietzsche reprend une injonction du Christ dans l’Evangile de Matthieu : « Ne vous posez pas en juges, afin de n’être pas jugés ; car la façon dont vous jugez qu’on vous jugera, et c’est dans la mesure dont vous vous servez qui servira de mesure pour vous[10]. » Ce passage que Nietzsche va tronquer volontairement, va lui servir d’argument dans un texte de Humain trop Humain II, au chapitre sur les opinions et sentences mêlées, au numéro 33. Le texte a pour titre « vouloir être juste et vouloir être juge ». Nietzsche s’extasie devant la morale de Schopenhauer qu’il considère comme le cerveau philosophique par excellence. S’interrogeant sur la responsabilité devant le péché, notre généalogiste soutient que personne n’est responsable. Il préconise alors de ne point juger, et de ne point accuser l’individu. Nous baignons alors dans l’innocence du devenir. Chez Nietzsche, celui qu’on doit accuser, ce n’est pas l’homme, mais Dieu. En effet, écrit-il, « que ce soit donc Dieu le pécheur et l’homme son sauveur[11]. »
Le texte « comédie et bonne foi des croyants » du chapitre « opinions et sentences mêlés » de Humain trop humain II, prolonge la réflexion du texte précédent. Nietzsche nous parle du livre qui parle du christ, comme d’un livre qui relate avec abondance et candeur, de ce qui peut faire du bien à tous les hommes, c’est-à-dire « la ferveur bienheureuse et exaltée, prête au sacrifice et à la mort, dans la foi et la contemplation de la vérité (chrétienne)[12]. » Comparé aux livres de science, la bible fait piètre figure, pour Nietzsche. Il ajoute qu’il est un livre pour gens obscurs, pour des pauvres d’esprit. Au final, Nietzsche écrit que la bible n’est pas un joyeux message, sinon, la vérité biblique se serait imposée d’elle-même ; elle n’a pas besoin d’entêtement. Voilà pourquoi Nietzsche annonce la naissance d’une nouvelle bible. Il conclut en disant que Jésus-Christ a manqué son entreprise d’évangélisation.
Après cette présentation du Christ dans Humain trop humain, Nietzsche poursuit son analyse dans Aurore[13]. Le texte sur le premier chrétien ne parle pas essentiellement du Christ, mais de Paul, « une des âmes les plus ambitieuses et des plus importunes, bref un esprit aussi plein de superstition, que d’astuce » et de la bible, « production littéraire du St Esprit,…un livre qui permet à l’homme de s’édifier, pour trouver à sa propre misère, grande ou petite, un mot de consolation. Ici, le Christ de Nietzsche est le fondateur d’une « petite secte juive », « mort en croix » qui « rencontre Paul avec la gloire de Dieu sur son visage », « persécuté par Paul », ce que Nietzsche considère comme une absurdité. Jésus-Christ est mort sur la croix, « une mort ignominieuse ». Nous lisons une affirmation catastrophique de Nietzsche : « Dieu n’aurait jamais pu décider la mort du Christ si l’accomplissement de la loi avait été possible sans cette mort ».
Nous voudrions revenir sur cette exégèse tendancieuse du texte de St Paul aux Galates : « Des gens désireux de se faire remarquer dans l’ordre de la chair, voilà les gens qui vous imposent la circoncision. Leur seul but est de ne pas être persécutés à cause de la croix du Christ ; car, ceux-là même qui se font circonscrire n’observent pas la loi…Pour moi, non jamais d’autre titre de gloire que la croix de notre Seigneur Jésus-Christ ; par elle, le monde est crucifié pour moi, comme moi pour le monde[14]. » Nietzsche a très mal comprit ce passage quand il qualifie Paul d’ « apôtre de l’anéantissement de la loi [15]»
L’apôtre Paul dans l’introduction à cette lettre, avait proclamé : le Christ, par sa mort, délivre les hommes du monde mauvais[16]. Pour conclure il affirme : le Christ, par sa croix, introduit les hommes dans une création nouvelle. En opposant celle-ci au monde ancien, st Paul montre une dernière fois aux Galates ce qui les sépare radicalement de ses adversaires. Ceux-ci sont du monde ancien : en prêchant la circoncision, ils cherchent à l’abri de la persécution et à s’enorgueillir du succès de leur propagande religieuse ; leur sécurité et leur fierté sont celles d’un monde « charnel », refermé sur lui-même et séparé de son Créateur. St Paul, au contraire, ne tire sa joie et son assurance que de la croix du Christ, car, c’est elle seule, qui le libère totalement ; elle lui donne d’échapper à l’attrait asservissant du monde qui désormais est mort pour lui ; elle lui donne d’échapper au souci d’assurer la sécurité de son moi charnel qui a été crucifié avec le Christ. Pour l’apôtre, il s’agit uniquement de recevoir la grâce du Christ et d’être ainsi introduit dans la nouvelle création, afin d’y vivre pour Dieu, en union à son Fils ressuscité.
A suivre…
Comment citer cet article :
Dr AKE Patrice Jean, Maître-assistant de Philosophie à l’UFR-SHS de l’Université de Cocody « Généalogie nietzschéenne du Christ et des chrétiens1 » publié dans http://pakejean16.spaces.live.com ce samedi 26 juin 2009 à 18H
[1] EBOUSSI BOULAGA(Fabien).- Christianisme sans fétiche. Révélation et domination. (Paris, Présence Africaine 1981), p. 128
[2] EBOUSSI BOULAGA(Fabien).- Christianisme sans fétiche. Révélation et domination. (Paris, Présence Africaine 1981), p. 128
[3] EBOUSSI BOULAGA(Fabien).- Christianisme sans fétiche. Révélation et domination. (Paris, Présence Africaine 1981), p. 129
[4] EBOUSSI BOULAGA(Fabien).- Christianisme sans fétiche. Révélation et domination. (Paris, Présence Africaine 1981), p. 129
[5] NIETZSCHE(Friedrich).- Considérations Inactuelles I. David Strauss, le Confesseur et l’écrivain 7 dans les Œuvres Complètes I, (Paris, Robert Laffont, 1993), p. 179
[6] NIETZSCHE(Friedrich).- Humain trop humain I. Pour servir à l’histoire des sentiments moraux n° 47 dans les Œuvres Complètes I, (Paris, Robert Laffont, 1993), p. 473
[7] NIETZSCHE(Friedrich).- Humain trop humain I. Caractères de haute et basse civilisation n° 235 dans les Œuvres Complètes I, (Paris, Robert Laffont, 1993), p. 567
[8] NIETZSCHE(Friedrich).- Humain trop humain I. Caractères de haute et basse civilisation n° 235 dans les Œuvres Complètes I, (Paris, Robert Laffont, 1993), p. 567
[9] NIETZSCHE(Friedrich).- Humain trop humain I. Caractères de haute et basse civilisation n° 235 dans les Œuvres Complètes I, (Paris, Robert Laffont, 1993), p. 567
[10] Mt7,1-2 traduction œcuménique de la Bible
[11] NIETZSCHE(Friedrich).- Humain trop humain II. Opinions et sentences mêlés n° 33 dans les Œuvres Complètes I, (Paris, Robert Laffont, 1993), pp. 718-719
[12] NIETZSCHE(Friedrich).- Humain trop humain II. Opinions et sentences mêlés n° 98 dans les Œuvres Complètes I, (Paris, Robert Laffont, 1993), p. 735
[13] NIETZSCHE(Friedrich).- Aurore livre premier n° 68 les Œuvres Complètes I, (Paris, Robert Laffont, 1993), p. 1007
[14] Galates 6,12ss…
[15] NIETZSCHE(Friedrich).- Aurore livre premier n° 68 les Œuvres Complètes I, (Paris, Robert Laffont, 1993), p. 1008
[16] Rm1,4
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